Réception de Nicolas d'Andrésy

Eavan précéda son cousin et lui désigna la pièce d'un geste de la main. Une table, de confortables fauteuils, un âtre prêt à recevoir un feu de cheminée, une décoration sobre et relativement guerrière. Un salon, en somme.

Je vous en prie, prenez vos aises.

La vicomtesse profita de le laisser s'installer pour appeler Felipe. Le seul, l'unique. L'homme, prévenu de l'arrivée d'un visiteur, se tenait en embuscade, non loin. Invisible mais toujours prêt. Un homme parfait. La Gaelig lui demanda de faire porter boissons chaudes, une bouteille de la cave et de quoi se restaurer, ainsi que de s'assurer que l'on viendrait vite allumer le feu dans l'âtre afin que la pièce se réchauffe.

Retournant auprès de son cousin, elle s'assura qu'il était bien installé et ne manquait de rien.

Les victuailles ne devraient pas tarder. Vous vouliez m'entretenir de tant de sujets que je vous laisse l'entière liberté de choisir par lequel commencer.

Et Eavan s'installa dans le fauteuil faisant face à celui de son cousin, avec dans les yeux la même lueur que celle que l'on peut distinguer dans ceux d'un enfant avide d'histoires.

Eavan souriait au récit de Nicolas. D'un sourire rêveur. Et puis la mer, c'était une chose qui était dans le sang Gaelig depuis de nombreuses générations. L'humble famille de pêcheurs. Elle n'avait plus grand rapport avec cela, si ce n'était que cela forgeait son identité. Qui pouvait imaginer, en regardant la vicomtesse, que son père était marin et affrontait les eaux traîtres de cet endroit où Manche et Atlantique Nord se rencontrent ? Mais elle, au final, elle avait plus connu la Méditerranée. La Mare Nostrum. Paisible.

Un jour. Un jour elle mettrait les voiles. Un jour elle irait découvrir le monde. Mais pour l'heure elle peinait à finir ses cours de navigation ... Un sourire amusé naquit à l'évocation du quotidien de marin. Cela lui manquait, le rapport simple aux choses et aux gens. Ce sentiment de fraternité. Cette solidarité nécessaire qui fait que l'Homme va toujours plus loin dans ses connaissances et ses découvertes.

Et puis le récit d'Alexandrie ...

Eavan écoutait et lorsque le conteur marqua une pause, elle inspira profondément.

Je connais la mer oui. Et un jour j'aimerais naviguer, pour découvrir.

Elle fit preuve de retenue et changea de sujet.

Nicolas, ce désert dont vous parlez, Alexandrie ... Si le Très Haut me le permet, un jour je les verrais de mes propres yeux ... Et dire que j'aurais pu y aller. J'avais une place à bord d'un navire du temps de Levan ... Mais j'ai eu des obligations à respecter. Un devoir.

La déception n'était pas masquée et mais elle avait perdue en force avec le temps. Elle s'était faite regret.

Mon cousin, il y a toujours un devoir quelque part qui sait me priver de ce dont j'ai envie ...

On frappa. Il était temps songea la vicomtesse. Cela faisait une parfaite diversion. Après avoir dit d'entrer, elle laissa Inès déposer un plateau avec deux verres et un choix de quelques bouteilles qu'elle énuméra : là du vin, là de la bière, là une plus petite quantité d'eau de vie de fabrication salonaise, là un jus de fruits, du lait, une carafe d'eau. Et puis une infusion préparée avec soin, sentant la fleur d'oranger. A sa suite, Felipe disposa un second plateau qu'Inès décrivit avec application : du bon pain, encore tiède, de la tapenade de l'année, un pâté de sanglier, des galettes de blé au miel ou au fromage, quelques fruits. S'il y avait du choix, les quantités n'étaient pas exagérées.
Durant la présentation des armes, Felipe avait lancé le feu dans la cheminée.
Diligence et application. Parfois Eavan était convaincue que ses gens savaient frôler la perfection dans leur art. Elle les remercia et annonca qu'elle ferait le service elle même. Inès et Felipe se retirèrent et la Gaelig se tourna vers son cousin.

Que dois je vous servir ?

Un sourire chaleureux éclairait son visage tandis qu'elle continuait.

Vous me parliez d'une falaise qui semble-t-il vous a marqué. C'est donc qu'elle n'était pas ordinaire.

Le d'Andrésy était conteur à ses heures mais néanmoins observateur et il s'assombrit en sentant les regrets de sa cousine. Il n'était pas étonné, non. C'était tout à fait dans les caractéristiques familiales, de leurs deux côtés, après tout. Ah le devoir! quel maître impitoyable! se disait-il.

Il allait réagir quand les serviteurs vinrent apporter de quoi se sustenter.
Nicolas les regarda faire, le regard approbateur devant tant d'efficacité, se demandant ce que son cher Gaston en penserait à son tour, et laissant l'ombre d'un sourire revenir sur ses lèvres en l'imaginant aussi impeccable après quelques années de service. Pensées futiles probablement mais amusantes aussi tant le jeune valet cherchait à bien faire tout en étant maladroit de nature.
La question, et surtout la phrase suivante, ramenèrent son esprit à quelque chose de plus immédiat et il reporta son regard vers Eavan.

- Je prendrai volontiers de cette eau de vie locale que je n'ai jamais goutté. Je vous remercie.
Vous savez, je suis sûr que vous irez là-bas vous aussi. En ce qui me concerne, j'aurais pu découvrir Alexandrie un an plus tôt pratiquement. avec le Napadélis. Mais je venais d'être élu au Conseil Comtal, alors...

Il haussa les épaules, pour bien montrer qu'il comprenait ce qu'elle ressentait mais que la vie était ainsi. Puis il repensa à son récit et au point où il s'était arrêté. Un éclat brilla dans ses yeux à l'idée de la falaise. Un rire gagna ses lèvres et le secoua un instant.

- Ah ça, pour m'avoir marqué, elle m'a marqué cette falaise! J'en ai même été quitte pour deux jours d'immobilisation... parce que, voyez-vous, une fois au sommet, eh bien... j'ai sauté!

Oh n'allez pas croire à des pensées noires chez moi pour autant! mais, au sommet, il y a un plateau, avec un trou central pour la lentille qui permet de trouver l'entrée du sanctuaire. Et lors de notre premier passage, nous n'avions que le cadre trouvé à Alexandrie.

Kessy, dit-il en se troublant un peu au nom avant d'enchaîner rapidement, enfin, dame Kessyba de Brigantès devrais-je dire, la chef de notre groupe, venait juste de vérifier que celui-ci s'ajustait parfaitement à cet emplacement. Mais sans lentille n'est-ce pas!
Alors nous avons cherché par nous-mêmes d'autres solutions. Et nous avons pensé voir une grotte en face, sur le rivage de la petite île au large de la côte.
Certains ont alors décrété qu'il suffisait d'avoir du courage et ont sauté... vous auriez dû voir Saint-Vallier! Il battait des ailes comme un oiseau! remarquez, il semblerait que j'ai tenté de faire de même juste après!!

Le moustachu reprit son souffle, de nouveau un peu rêveur à l'évocation de ses souvenirs particuliers. Souvenirs de douleur mais aussi d'illumination dans son cas. Il ajouta donc, d'une voix plus retenue, plus émue en quelque sorte:

- le Très-Haut a sûrement été avec nous tous ce jour-là... pour préserver nos vies. Ou pour nous faire renaître peut-être. Croyez-le ou non, mais j'ai eu le sentiment de me défaire de certains poids de mon passé et de redevenir... neuf, si je puis dire. Ce saut m'a redonné la vie... aussi étrange que cela puisse paraître!

Eavan écarta de ses pensées les voiles sombres qui menaçaient sans cesse de ternir ses journées. Elle préféra écouter son cousin, d'autant qu'il faisait un agréable conteur et savait lui donner l'impression d'avoir assisté d'elle même à la scène. Bien sur la Vicomtesse ne manqua pas de remarquer le trouble de Nicolas à l'évocation de cette Dame Kessyba, mais pour l'heure, elle jugea bon de ne pas relever, laissant son cousin décider du moment d'approfondir la question.

La Gaelig ne masquait pas sa surprise d'entendre son cousin, homme raisonnable parmi les raisonnables, lui annoncer qu'il avait sauté d'une falaise. Ni plus ni moins. Quelque folie semblait avoir guidé ses pas à ce moment ... Mais après tout, de la folie il en fallait bien pour oser s'aventurer si loin. Un rire léger échappa à Eavan, imaginant le digne médecin et juriste battre des ailes.

Mon cousin, le Très Haut aura été avec vous tout au long de vos périgrinations, à mon humble avis.

Le ton était doux. Une simple évidence lui semblait-il. Pareille entreprise ne pouvait avoir réussi sans l'appui de plus hautes autorités que celles des Hommes.

Et je vous crois. De grands penseurs sauront dire qu'on ne se rend vraiment compte de ce que l'on a que lorsque l'on aurait pu le perdre. Il en va je pense de la vie et de la joie simple d'être vivant, et de jouir de ce que le Très Haut a bien voulu nous offrir. Et puis, il est toujours ... grandissant et très enrichissant ... que de se dépasser soi même.

Et de sourire à Nicolas. Elle n'avait pas eu La falaise mais la Gaelig avait ses propres falaises. Les siennes étaient batailles et sang, ce qui était moins poétique et beaucoup moins innocent. Mais combien de prise de conscience avait elle eu au lendemain des combats ? Perdre des proches, gagner un jour de plus à vivre alors même que l'on y croyait plus ?

Eavan ne cilla pas. Elle ne détourna pas le regard. Chacun des mots de son cousin lui laissait entrevoir le dénouement de ses "aveux". Et il n'y eu pas ce qu'il cherchait au fond de son regard. Pas de désaprobation. Peut être une once de surprise, un écho à sa tristesse à lui. Lorsqu'il eut fini, elle se leva et rejoignit son fauteuil pour le prendre dans ses bras. Naturellement.

Mon cousin, mon ami ... Ne vous torturez donc pas d'aimer. C'est le plus beau cadeau que le Très Haut nous ait offert.

Sans desserrer son étreinte, elle poursuivit à son oreille.

Je sais l'abandon que l'on ressent lorsqu'un époux s'éloigne et préfère le mutisme. Vous devez accepter au fond de vous que feue votre femme a choisi son mutisme. Elle vous a laissé un fils, je gage que l'élever dans l'Amour sera la plus belle manière d'honorer Yrissa.

Eavan desserra un peu son embrassade et plongea son regard dans celui de Nicolas.

Si vous cherchez la punition, vous n'êtes pas au bon endroit.

Elle eut un léger sourire.

Je laisse les pénitences aux confesseurs de notre Très Sainte Eglise. Si vous confesser peut vous apaiser et vous permettre d'être en paix avec vous-même, alors n'hésitez pas mon ami. Si vous aimez sincèrement Dame Kessyba, et je n'en doute pas une seconde, alors vous devez vous assurer de ne pas construire cette relation sur votre culpabilité. Voilà le conseil que je me permettrais Nicolas.

Pour le reste je vous souhaite d'être heureux. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, ce castel sera toujours ouvert pour vous, m'entendez vous ?

Son cousin retrouvait des couleurs. Voilà qui était pour lui plaire. Lorsqu'il se dégagea, elle se leva et s'éloigna un peu, afin de ne pas l'oppresser non plus. A son image, elle se servit un peu de pâté de sanglier. Cela lui faisait plaisir l'étincelle qu'elle voyait dans le regard de Nicolas tandis qu'il parlait de son enfant. Tout en dégustant son pâté, Eavan repensa aux mots de son visiteur à propos des masques qu'ils portaient. Il y aurait eu fort à dire, rien qu'à ce propos mais ... La tentation d'aller se dégourdir fut plus forte.

Ah ! Une passe d'armes, voilà une riche idée !

La vicomtesse finit sa tartine avec un peu de l'empressement d'un enfant, décidément ravie de cette proposition. Elle n'avait que rarement l'occasion d'avoir de nouveaux adversaires et de plus, cela lui rappellerait des souvenirs. Lucillus et elle s'étaient tellement entrainées ensembles, se rendant coup pour coup. A l'époque c'était presque l'insouciance qui la guidait. Deux soeurs d'armes, deux toulonnaises .. Qui ignoraient même être cousines ! Le visage d'Eavan s'illumina à ces souvenirs. Elle pensait rarement aux bons moments.
Une fois la tartine engloutie, la maitresse de maison se tourna vers son cousin.

Laissons là les victuailles, nous aurons grande joie à les revoir après ce petit affrontement.

Elle lui fit signe de la suivre et tandis qu'ils allaient sortir, d'un ton plus sérieux, elle reprit.

J'y pense mais il est évident que ce sera une joie que de rencontrer votre famille, ici ou ailleurs.

Et puis retrouvant un peu de cette malice enfantine, la vicomtesse acheva, en ouvrant la porte.

Dites, êtes vous aussi talentueux que le fut ma cousine Lucillus ?

Le sourire qu'elle arborait ne trompait pas. Contente. Elle était contente de cette fraicheur que Nicolas apportait avec lui. Contente de trouver quelqu'un avec qui échanger, tant en verbe qu'en envoi moins lyriques et plus métalliques.